(Source: https://www.seneweb.com/blogs/agmai/l-rsquo-intellectuel-africain-face-a-ses-responsabilites-defis-et-espoirs_b_550.html)
L’expérience a montré que le prédicat «africain» appliqué à certaines sciences suscitait de problèmes inattendus. Qu’il s’agisse d’art, de philosophie, d’histoire, de théologie, de musique ou de littérature, dès que l’on évoque leurs rapports avec l’Afrique, des doutes surgissent. L’Africain peutil se targuer la palme d’intellectuel sans provoquer des remous?
C’est que l’Occident s’est trop longtemps habitué à entendre à propos des Africains qu’ils sont un peuple sans écriture, primitif, folklorique, jusqu’à les exclure de la sphère intellectuelle; et cette attitude ne s’est jamais entièrement dissipée. Accepter l’Africain noir comme intellectuel revient donc à heurter des clichés.
C’est l’ambiguïté même du terme intellectuel qui, à mon avis, pose problème. Le mot intellectuel exige une reformulation constante car il se définit, se redéfinit toujours par rapport à la dynamique de l’environnement socio-culturel ambiant. Classe sociale à part, les intellectuels constituent l’élite, l’intelligentsia d’un pays. En Afrique, cette catégorie semble difficile à circonscrire, vu que son rôle social s’y révèle ambigu: elle participe aussi bien de la classe des oppresseurs que de celle des opprimés. Longtemps, on a pris les intellectuels pour les acteurs essentiels du développement d’un pays, les penseurs d’une société. En Afrique, l’évolué des temps coloniaux bien avant l’universitaire s’est arrogé ce titre qui s’est par la suite étendu à toute personne possédant une éducation scolaire ou une formation professionnelle indépendamment du niveau des connaissances acquises.
Je définirais l’intellectuel comme celui qui par l’effort de réflexion possède ou prétend à un certain pouvoir de connaissance reconnu par la société. Formé en conséquence, il est capable de décoller du réel, apte à tenir un discours théorique. Je limiterai le mot à l’homme instruit en lettres et sciences (pratiques ou théoriques), doté de culture générale.
Dans le contexte de l’Afrique coloniale et post-coloniale, l’intellectuel s’est présenté d’abord comme la personne qui sait lire et écrire, l’alphabétisée, voire toute personne qui a été éduquée à l’école occidentale. Il s’est d’emblée situé et affirmé en rapport conflictuel face à la tradition africaine, laquelle est naturellement orale. Ce stigmate d’aliénation et d’arrogance collera longtemps à la peau de tout intellectuel africain.
Le premier défi à relever concerne l’intellectuel africain lui-même. En tant que survivance de l’Occident,
l’intellectuel africain est confronté au problème d’identité: il doit se définir par rapport à sa société, assumer ses responsabilités dans la destinée dé l’Afrique. Peut-il être intellectuel et demeurer en âme et conscience Africain? Peut-il manier la logique cartésienne et se réfugier dans les croyances ancestrales africaines? Dans la société africaine, le danger de cette conception instrumentale s’est manifesté à l’époque coloniale avec le phénomène de l’assimilation, avec le culte de l’intellectualisme, c’est-à-dire de la cravate et l’habillement chic. Manier à la perfection la langue du colonisateur, vivre et se comporter comme l’Européen a été un idéal pour le nouveau lettré. Le travail manuel a été méprisé, décrié au profit de la bureaucratie, du cléricalisme. On a ainsi connu le mouvement des évolués, des mindele-ndombé, i.e. blancs-noirs, dénoncés par Frantz Fanon dans «Peaux noires, masques blancs». Il était évident qu’à l’indépendance politiciens, technocrates, écrivains, enseignants, penseurs, diplomates, avocats, cadres d’entreprises, professeurs, agents des professions médicales ou libérales etc. se recrutent parmi les personnes ayant un certain niveau (optimal?) de formation et d’études. Ceux-ci constituaient
théoriquement parlant un groupe élitaire au sommet de l’éducation et de la culture, la crème de la crème, le premier choix qui devraient bâtir les nouvelles nations. De toute évidence ou selon toute raisemblance, ils devraient occuper ces postes de responsabilité en vertu de leur compétence intellectuelle. Les diplômes assuraient incontestablement des professions de bureau, érigeant ainsi une sorte d’élite bourgeoise.
Le bouleversement social était, à l’heure des indépendances africaines, tel qu’on a vu des infirmiers devenir du jour au lendemain ministres de la santé, des enseignants ministres de l’éducation nationale, des cantonniers lettrés ministres des travaux publics. A une crise de formation s’était jointe une crise profonde de l’élite intellectuelle. Or justement, à cette époque on croyait encore à une expression qui avait valeur de slogan politico-social: «le partage du pouvoir selon le savoir». Crûment dit, le pouvoir revient à celui qui sait, à celui qui pense. Mettre l’homme qu’il faut à la place qu’il faut. C’est une fois de plus le mythe de l’intellectuel à l’occidental qui était célébré, dont le modèle n’a jamais été sociologiquement intégré ni intériorisé dans les sociétés africaines.
Désorienté, ne trouvant aucun repère dans l’évolution globale du monde, l’intellectuel africain semble
fonctionner en dehors de ces critères. Au point d’endurer un complexe humiliant. Fini le temps où la formation et l’éducation intellectuelles servaient à la légitimation du savoir comme base pour être à la mesure de diriger un pays! Aujourd’hui plus que jamais, c’est l’argent qui régit le monde. Tout laisse croire que l’ère de la globalisation n’y changera rien. Le financier est l’homme respecté. Ainsi que le déclare un personnage de Ngugi wa Thiong’o dans «Devil on the Cross»: «’The barons of finance houses are the governing voices in the world today. Money rules the world».
Le monde a donc changé de code de gouvernement, ce ne sont plus les idées qui conduisent le monde mais l’argent et les lobbies qu’il a engendrés. L’intellectuel se retrouve sacrifié, son savoir caduque. La logique du pouvoir a changé. Les idées qui conduisent le monde sont celles qui sont soutenues par l’argent. L’homme ou l’institution capable de dicter sa pensée est celui ou celle qui possède la gestion financière. Eloigné de sa vocation première, l’intellectuel est sommé de s’insérer dans ce mécanisme: il ne vaut que s’il joint la puissance de l’argent et du pouvoir à son savoir théorique ou technique. C’est à se demander s’il n’en a pas toujours été comme cela.
Or la puissance financière justifie la prospérité, la puissance des armes. Ainsi l’intellectuel ne trouve pas son compte dans ce système. Tout le système de pensée classique est ébranlé: la notion du bien, devenue relative, est reléguée au rang du libre-arbitre personnel. Les dynamiques traditionnelles qui assuraient l’évolution du monde occidental se retrouvent dépassées, désuètes et inopérantes.
Le diplôme ne vaut apparemment plus grand chose. Pour survivre, des docteurs en droit et lettres africains se retrouvent chauffeurs de taxi - ou maçons dans des sociétés européennes, et des médecins africains sentinelles d’hôpital en France et en Angleterre. En règle générale, l’Europe a formé et continue de former des intellectuels africains dont elle n’a cure. Les quelques-uns qui y travaillent à leur grade de formation savent à quelles contraintes administratives ou raciales ils sont soumis. Renié et marginalisé dans son propre pays, vilipendé par sa société, l’intellectuel africain de haut niveau est clochardisé, bâtardise, prostitué. Le doute et l’aigreur s’emparent de lui. Il se révolte d’être dirigé par des ignorants, des personnes qu’il juge comme étant sans formation intellectuelle, des malfrats qui n’ont que les armes à brandir face à là population. Ne pouvant participer à une opposition démocratique dans son propre pays, il choisit soit la résignation soit le chemin de l’exil. S’il est bon jongleur, il se crée de stratégies de survie, baigne dans l’eau trouble du régime en place, se laissant corrompre comme tous ceux qu’il critiquait lorsqu’il était hors de la sphère du pouvoir, sillonnant tous les ministères en quête de subsides pour un ONG fabriqué de toutes pièces afin de s’assurer des fins du mois décentes. Collaborant étroitement avec le tyran et son idéologie politique farfelue, pactisant avec le diable, il verse lui aussi dans la gabegie, incapable de gérer, au risque de perdre sa propre vie, la chose publique. On a vu des professeurs de philosophie interpréter faussement Marx ou Platon afin de redorer l’image du despote au pouvoir; on a vu des écrivains créer des hymnes poétiques à la gloire d’un héros politique à l’envergure obscure; on a vu des juristes justifier une constitution taillée sur la mesure du régime en place.
On vient récemment de voir au Congo un gouvernement ou trois individus nommer un président de la
république en l’absence de toute légitimité constitutionnelle; et même un parlement provisoire asseoir un
président permanent à la magistrature suprême. Pour combien de temps? Et pourtant, ce pays s’appelle une république démocratique. Or on sait dans l’histoire ce que cela signifie lorsqu’un pays se proclame
démocratique. Ce constat d’impasse, tout intellectuel peut l’établir sans forcément être un opposant officiel. Le danger qui guette l’intellectuel réside en ceci que lui privilégie le raisonnement, la pensée alors que l’acteur politique s’intéresse davantage à l’impact d’un tel constat sur le paysage politique. Tandis que le premier se contente d’observations théoriques, le second, pragmatique, vise l’action et ses effets. Et comme dans la plupart des cas ce dernier détient les rênes du pouvoir et peut agir sur le premier, la suite est facile à imaginer: emprisonnements, violences, persécutions, privations de libertés, tortures, délations, diabolisations, dénigrements, etc. sont souvent le lot des intellectuels. Dans ce rapport nécessairement conflictuel, le problème des acteurs politiques - intellectuels ou non - revient souvent à comment utiliser judicieusement l’élite intellectuelle, à comment s’adjuger le savoir de cette dernière. Et celui des intellectuels à comment survivre face aux illogismes des acteurs politiques et de leur système arbitraire.
L’intellectuel africain apolitique se trouve placé hors des problèmes de l’heure, marginalisé par la puissance de l’argent et de la politique. Son seul péché, c’est d’avoir suivi une formation scolaire ou académique avancée, se situant ainsi dans une situation permanente de crise. Il n’a pas encore trouvé sa vraie place et son vraie rôle en Afrique. Les espoirs suscités lors des indépendances des années 60 se sont estompés. Il n’y a cependant pas de raison de désespérer, car le génie créateur ne meurt jamais.
Le poète Tchicaya U Tam’si disait: «L’espoir ne peut pas être tué. En dépit des efforts prodigieux que le tyran développe pour parvenir à cette fin-là». Et l’intellectuel est, à mes yeux le vrai artisan de cette prise de conscience, il lui suffit d’avoir le courage de jouer à fond son rôle d’éclaireur dans la société africaine en la rendant capable de se gérer et de s’autocritiquer. S’il est vrai que l’intellectuel se distingue par son savoir et sa culture, le développement de l’Afrique ne saurait se concevoir ni se réaliser sans sa contribution efficace.
Qu’on l’accepte ou non, une formation intellectuelle et technique, artisanale ou scolaire orientée vers des
professions bien ciblées, est la clef du développement et de la prospérité. Lorsque l’Afrique parviendra à
valoriser toutes ses potentialités humaines et à utiliser judicieusement ses intellectuels au service de son
développement, elle aura opéré une véritable révolution mentale, signe évident de maturité et seule voie de sortie face à son impasse actuelle. Cette responsabilité revient conjointement au politique et à l’intellectuel.
Dr. Claver Kahiudi Mabana, Berlin
D+C Dévelopment et Coopération,
edité par: Deutsche Stiftung für internationale Entwicklung (DSE)
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