Chaque année, des milliers d'Africains et de non-Européens meurent sur la route de l'Europe, dans la Mer Méditerranée.
Ces accidents arrivent souvent, et au fil des années, ils continueront à arriver. Le dernier accident en date est celui de Lampedusa. Celui-là est connu parce que la presse en a été témoin, parce qu'il est d'une très grande envergure. D'autres nombreux passent inaperçus. Des tués, des chavirés, des naufragés, des noyés, des disparus, etc. autant de désignations pour identifier ces milliers d'hommes et de femmes en quête du paradis européen, qui disparaissent dans les affres de l'océan ou de la mer. Et le monde entier de s'émouvoir à chaque tragédie! Pourquoi tant de pertes humaines pour un mirage? Ne pouvons-nous pas rendre nos pays "viables" ou heureux au point de les aimer de façon exclusive? L'Europe mérite-t-elle vraiment qu'on mette sa vie à prix pour y arriver?
"On n'y peut rien", entend-on souvent dire.
Quelqu'un a osé me dire que j'en parle pour avoir déjà vécu en Europe et que je tente de décourager ceux et celles qui veulent aussi jouir du bonheur de voir Paris, Rome, Bruxelles ou Londres. Faux! J'en parle parce qu'ayant passé une bonne partie de ma vie en Europe, j'en suis arrivé à remettre en doute tous les miroitements d'Europe qu'on m'a inculqués dans mon enfance. Je n'en suis pas plus heureux que d'autres qui ont la tête sur les épaules tout en vivant dignement et décemment dans leur patrie. Je souffre justement de vivre loin de ma terre natale. Mais j'ai opéré un choix. Chaque fois que l'occasion de revoir mon pays et les miens se présente, je n'y manque pas.
L'Europe, terre d'exil et de bonheur? Parlons-en un peu. Avez-vous une idée de la vraie vie des non-Européens, telle qu'elle se passe sur ce continent? N'écoutez pas les frimeurs et les racailles qui vendent du vent, et dont l'identité est douteuse. Passez dans les cafés de Matongé ou à Château Rouge pour y retrouver toutes les épaves sociales: sans-papiers, hors-la-loi, voleurs, débrouilleurs, imams et pasteurs ambulants, musiciens dépourvus de muses, étudiants éternels, docteurs sans travail mais pédants harangueurs, commerçants sans scrupules, prostituées sans vergogne, vendeurs de kwanga en cravates, pickpocketeurs, alcooliques de tout acabit, européens échoués qui ne s'intègrent plus dans la vie européenne, vendeurs de drogues, vendeurs de produits volés, vendeurs à la criée, coiffeurs, restaurateurs, rôdeurs, banquiers et changeurs, agents de voyage et de tourisme. Sans vilipender qui que ce soit, je ne prétends nullement que tout le monde soit malhonnête à Matongé ou à Château Rouge, mais ce sont des microcosmes privilégiés et des repères de la vie des Africains en Europe comme en Amérique.
On compte des mois dès que quelqu'un obtient son visa Schengen. Quand va-t-il envoyer au pays sa première voiture? Après combien de temps construira-t-il sa maison dans un quartier huppé? Combien de fois il descendra en "mikiliste" au pays? Quelle montre? Sans parler de la sapologie! Etc. Autant de "biens" devenus le must de la vie et de la distinction sociales. L'avoir, c'est ce qui tue. Tout le monde va vers l'Europe pour acquérir ce genre de biens. Il n'y a pas de bonheur tant qu'on n'a pas obtenu ces avoirs. Ce mirage-là, ce rêve-là ont une référence: l'Europe. Reflexe d'une profonde intériorisation du phénomène colonial! Reflexe du pauvre sidéré par l'appât du matériel, du luxe et du confort dont les Européens sont les modèles à suivre! On va chez eux jouir des privilèges des riches. Aliénation de soi face à l'alléchante facilité qu'offre généreusement l'Europe paternaliste, raciste et condescendante. "On n'y peut rien, c'est comme ça". Un destin, un rêve à réaliser.
Exil économique ou de profession, asile politique pour les acteurs activistes, études dans une moindre mesure car les diplômes n'ont plus de valeur, affaires, activités sportives ou artistiques, voilà des motifs pour rejoindre l'Europe. Et tous les moyens sont bons pour y arriver. On risque sa vie, son honneur. On vend la parcelle familiale, on vole ou on se prostitue, on vend toutes les propriétés pour rançonner le médiateur, le passeur, le vendeur des visas et des billets. On collabore avec la magouille la plus détestable, pourvu qu'on arrive au sommet du monde. Les affaires "ngoulou" (ngulu) ont fait leur temps avec les arrestations de plusieurs musiciens qui gonflaient leurs orchestres contre des espèces sonnantes. Combien de personnes ont payé des milliers de dollars à ces dealers sans avoir rien obtenu sinon des promesses sans issues?
Il s'est créé une habitude de penser que seules les personnes qui vivent en Europe vivent bien, que l'Afrique est maudite et qu'on ne pourrait bien y vivre. Un jeune qui n'a jamais vu l'Europe se sent incomplet. Le rêve de l'Europe devient une obsession. Vivre en Europe à tout prix. Là au moins, il y a des allocations, le social fonctionne, on ne meurt pas de faim. Avec ou sans papiers, on vit à l'aise. L'Afrique, c'est la galère. Chaque famille vit dans le rêve de voir ses enfants fouler le sol européen, et d'attendre en retour, d'être soutenue par ceux-ci. On fait des projets: "Le jour où j'arriverai en Europe, je roulerai dans un Hummer ou un Compressor. Le jour où... je mangerai un poulet entier (soso ya mvimba). Le jour où... j'achèterai une voiture, une double parcelle avec piscine à mes parents, etc." Le visa ne s'obtient pas, mais le rêve devient obsessionnel. On cherche d'autres voies. On va par avion ou par la route en Lybie ou au Maroc pour une traversée clandestine au risque d'y perdre la vie. Déjà le désert est un passage très hostile. Quoi faire? On met sa vie sur la balance: "Qui ne risque rien n'a rien". "Ou ça passe ou ça casse!"
Des millions de personnes en mal de leur pays natal en sont là. Pour une raison ou une autre, fuir son pays pour un ciel plus clément. Les yeux sont tournés vers l'Europe comme seule solution à nos problèmes. La ruée vers l'Eldorado coûte très cher: la vie. Que dis-je? La mort.