22 mai 2015

Vivre dans la clandestinité

Au temps de mes études en Suisse, j'étais longtemps proche des réfugiés, et de personnes vivant dans la clandestinité, c'est-à-dire sans papiers de séjour valables. Chez les missionnaires, on a une fois par charité humanitaire hébergé un réfugié pakistanais qui a fini par disparaître du jour au lendemain sans laisser d'adresses. Il avait pris le soin d'attendre que je sois absent pour déguerpir, parce que je lui étais le plus proche. Tiers-Monde oblige certes, mais je crois que c'était surtout parce que j'étais le seul avec qui il conversait en anglais; son allemand était approximatif. Il était un combattant, un activiste politique recherché dans son pays; le nom qu'il portait là n'était pas son nom propre. Sa vie était mise à prix. On sentait que tout autour de lui semblait suspect, douteux. D'une extrême prudence, il se montrait très discret et réservé alors qu'à certains rares moments il lâchait du lest. Très inquiet de son propre sort, il se méfiait de tout ce qui bougeait. Il m'avait confié que la seule chose qu'il craignait était de mettre ses hôtes, les bons missionnaires dans une situation embarrassante. Sans papiers, sans identité, il était juste un homme d'une trentaine d'années dans un monde qui ne voulait pas du tout de lui. Cela me rappelait un film autrefois vu à Mayidi: "Quelque part quelqu'un" qui permit au P. Edouard Dirven sj de philosopher sur l'individualité et l'ipséité. Le départ de mon ami, que je soupçonnais imminent m'avait toutefois surpris, car je croyais naïvement qu'il me confiait ses projets. Destination inconnue! Le reverrai-je un jour? Pas si sûr. Quand bien même je le reverrais, le reconnaîtrais-je?
Disposant d'un séjour-étudiant, je me sentais moins étranger que le clandestin pakistanais. Malgré toute la pression qui pesait sur les étrangers, je me sentais, en tant que prêtre, privilégié de bénéficier de certaines facilités réservées aux natifs du pays. Je disposais de ma liberté de mouvement et de parole. Mon statut m'ouvrait grandes les portes de certains offices et me préservait de certaines humiliations qu'enduraient mes compatriotes africains et du Tiers-Monde. C'est surtout lors des voyages que je me sentais le plus étranger lorsque je me retrouvais être le seul, à la frontière de Domodossola ou Bâles, à qui les douaniers demandaient de produire ses documents. Ma peau d'ébène me trahissait. Ayant perçu la gravité de cette vie clandestine, j'acceptai sans hésiter la proposition qui m'était faite par l'abbé Ducaroz d'assumer la pastorale des étrangers à Lausanne. Ce que je fis pendant près de deux années. Je devins proche des Africains et d'autres étrangers en situation régulière et irrégulière en Suisse. Je les accompagnais de mes conseils et les assistais dans les tribulations de leur vie. C'est dans ce cadre qu'il m'a été donné de croiser deux anciens musiciens Zaiko et un autre d'OK Jazz. Comme pour dire que mes ouailles venaient de toutes les couches de la population africaine: des dames et messieurs, des voyous comme des voyelles, des gens bien et des scélérats. Une expérience unique! J'ai vu ces gens vivre dans la clandestinité, avec un courage exceptionnel et une patience désarmante.


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