La corruption est un art. Appelez cela comme vous voulez! Un art de vivre. Une convenance. Voire un contrat d'assistance. Cette rétribution non consignée ne se réclame pas, mais se juge à ses conséquences. Elle est risquée du fait qu'on ne peut anticiper la réaction de la personne à corrompre ou corrompue. C'est un risque car tout peut se retourner contre soi.
Septembre 1982. Je retournais de Kinshasa pour Kenge dans la Land Rover du Frère Hans Krögman svd de Kolokoso. Mais on a fait un détour vers Lemba où on devrait prendre un Katuta. A la suite d'un stationnement jugé fautif par un agent de la police routière, le frère a été sommé de présenter son permis de conduire ainsi que la carte grise de la jeep. Connaissant les habitudes, il a glissé secrètement dans l'enveloppe ou sous les pièces quelques billets de Zaïres. Je le revois encore sourire de son astuce. Mais c'était sans compter avec le désaccord de l'agent qui s'est écrié:
- "Monsieur, pourquoi avez-vous ajouté des billets de banque alors que je vous ai juste demandé votre permis? J'ai un salaire suffisant pour soigner ma famille et payer mes factures. C'est comme ça que ça se fait dans votre pays."
Interloqué de surprise, le frère a baragouiné quelques mots incompréhensibles. J'étais fasciné par le professionalisme du policier routier. La discussion a duré longtemps avant qu'il ne nous relâche. Pendant l'échange, l'idée m'est venue d'aborder en catimini deux autres collègues de l'agent lésé; ces derniers m'ont signifié que c'est la quantité de la somme qui faisait problème. "Dites simplement à votre homme d'ajouter la mise car nous sommes des pères de famille". La colère de l'agent n'était donc en réalité qu'une astuce pour monter les enchères. Il s'est tu, dès que l'autre agent a perçu la somme désirée, comme si le "refus d'obtempérer aux injonctions" lui était directement adressé.
Vous vous retrouvez dans un bureau, dans une ambassade, une chancelerie de bonne réputation. Vous aurez tort si l'idée de pistonner le dossier vous échappe. En fait, la situation est mise devant vos yeux de telle sorte que vous puissiez comprendre qu'il vous faut motiver l'agent ou lui signifier un matabich pour le travail accompli ou à accomplir. C'est ce qu'on appelle la motivation. La corruption, c'est un système, une machine pilotée par les agents de l'état à tous les niveaux de l'échelle sociale. On vous la suggère, on vous met en sa présence, on vous l'impose sans le dire. L'homme corrompu ne parle pas; du moins n'en parle pas. C'est un saint dans un sanctuaire. Opérations mains propres, transparence, tolérance zéro, lutte contre la corruption, des slogans voués à l'échec.
La corruption est un système cynique et cruel, car elle est mensongère sous les apparences candides du service. Les personnes qui la demandent ou l'exigent ouvertement ne méritent aucun égard aux yeux des habitués de ces pratiques. Le corrompu est en général un chef apparemment irréprochable, compétent dans l'exercice de ses fonctions et responsabilités. Mais c'est un diable sous la peau d'un ange. Un mpuku mwifi (rat voleur) comme disent les Ba-kongo, yaka, suku. Un rat-laveur qui vous suce du peu que vous avez tout en soufflant doucement votre plaie pour ne pas éveiller vos soupçons ni révéler le profond mal qu'il vous cause subrepticement. Un criminel aux mains propres. Comme il ne peut se salir lui-même les mains, vu sa position dans l'échelle bureaucratique, il envoie ses propres assistants la réclamer sans honte. Il n'est pas conseillé de parler argent avec le boss, chef de division ou directeur; mais dans la pratique, c'est la personne la plus corrompue. Le corrompu, en général, se fait payer cash, et n'appose jamais sa signature sans s'être assuré de son bénéfice. Il trouvera toutes les raisons du monde pour montrer son innocence, car cela ne fait pas bonne impression d'être pointé du doigt pour un noble agent de l'état.
La corruption, une réalité au quotidien. J'en ai encore fait l'expérience récemment, trente-et-un ans après le missionnaire autrichien. Je n'y ai pas flanché.
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