25 juin 2014

Les damnés de la terre

Frantz Fanon, le bouillant visionnaire, avait vu, pré-vu et annoncé à tout jamais le destin des "marginalisés" sur cette terre des hommes. Il y a des hommes privilégiés à qui tout est permis, facilité et des sous-hommes obligés de se faire péniblement une place au soleil. Je suis sidéré par l'injustice qui existe dans ce monde en termes de droits,  races, genres, nations ou religions. Toutes les structures sont établies en faveur de certaines parties de l'humanité avec l'implicite intention d'en priver les autres.
Début mai 1998, je voyageais avec un MD11 de Swissair de Brazzaville pour Genève. Peu avant l'atterrissage, une très belle publicité était projetée pour guider les voyageurs à travers l'aéroport de Genève: sortie de l'avion, formalité d'immigration, retrait de bagages, etc. Tout paraissait simple, sans souci à se faire. "Trop beau pour être réel", me suis-je dit. Eh oui, j'avais raison. A la sortie, j'ai vu des compatriotes africains coincés dans une cellule par des agents de police. Je me suis dit: "Cette jolie publicité ne nous était décidément pas destinée".  De quoi s'interroger sur l'identité réelle des véritables clients de Swissair, sur la véracité et l'égalité des privilèges annoncés.
La différence fait de vous une cible naturelle de contrôle aux frontières terrestres. Plusieurs fois traversant au volant ou par train, je me suis retrouvé le seul à présenter mes pièces d'identité alors que les autres co-voyageurs n'étaient pas du tout inquiétés. "Oui, je suis un damné", c'est le cas de le dire. Comme tous les autres membres des races discriminées, je dois fournir la preuve de mon existence  à chaque coin de la rue. Je traîne avec moi une histoire coloniale indélébilement inscrite sur mon visage quels que soient les maquillages que j'utilise pour la masquer.
Ma nationalité, c'est comme être Persan à Paris. Homme africain, je porte toutes les séquelles des préjugés liés à ma patrie. "RD Congolais, au fait, pourquoi ne changes-tu pas de nationalité afin de t'épargner des tracasseries de visa, certificat d'hébergement ou prise en charge, justification de moyens de subsistance? Cela fait plus de vingt-ans que tu vis en dehors de ton maudit pays... Et même encore, tu n'atteindras jamais le statut des Européens." 
Chrétien, oui, acceptable. Mais musulman, on te scrute comme si tu avais du sang frais sur les mains, comme si tu venais de tuer quelqu'un ou de faire éclater une bombe. Indouiste, on te regarde deux fois. Ton passeport est tourné dans tous les sens, passé de main à main. Moustachu, on te dévisage comme Capitaine Haddock. On va jusqu'à te demander si tu places ta barbe "en dessous" ou "au-dessus" de ta couverture lorsque tu dors. On te scanne de tous les côtés avant de t'ouvrir les portes de l'Eldorado occidental.  
Cela me rappelle un vieux souvenir. Lors des défilés du 30 juin à Kenge, les prisonniers avaient l'habitude de chanter: "Mbok'oyo elingi biso te" (Cette terre ne nous aime pas// Cette terre ne veut pas de nous). A tous les niveaux, dans chaque pays, dans chaque société, il y a la différence. Autrefois, Dérida parlait de "différance". Je laisse ce débat aux spécialistes.
Les damnés de la terre, il y en a bien. Il en existera tant que le monde continuera d'exister. Frantz Fanon avait raison.

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