28 févr. 2015

L'apprentissage auprès de Jean Roudaut

A travers Jean Roudaut, j'ai revu beaucoup de souvenirs. Deux des souvenirs ont été évoqués dans l'article précédent. Ils concernent l'apprentissage. L'apprentissage n'a pas d'âge, ai-je appris de ma seconde mère, Thérèse Weingärtner, qui s'est mise à apprendre l'italien et le français pour rivaliser avec moi comme elle prétendait. Le français, elle en savait quelque chose depuis l'école et depuis que sa maison avait abrité des soldats français lors de la guerre 14-18. L'italien, elle y a pris goût au cours de ses voyages en Italie. Elle était une touriste assidue de Rome, des Soeurs dell'Addolorata sur Via Paolo III où elle était toujours installée par son agence de voyage. Son désir d'apprendre, de lire, de parler une autre langue en dépit de son âge avancé, m'a impressionné.
Le dernier cours magistral que M. Roudaut avait enseigné à Fribourg s'intitulait "La littérature et la mort". J'ai été, comme plusieurs étudiants, impressionné par la présence discrète de son collègue Rudi Imbach aux premiers bancs de l'Aula magna. Ensemble, nous suivions les réflexions de l'illustre critique littéraire. J'évoque souvent ce cas pour montrer la simplicité affichée par ce spécialiste de philosophie médievale. Je ne saurai évaluer ce qu'il en a tiré. L'image que je me fais des cours de Fribourg s'apparente à celle d'un dictionnaire que tout le monde consulte et y trouve son compte. Les étudiants suivaient ces cours quel que soit leur niveau d'étude, et chacun y apprenait ce qu'il y cherchait. Comme  les autres auditeurs, j'avais savouré cette apparition de notre maître.
Degrés de Butor avait fait l'objet d'un séminaire animé par Roudaut. Cette oeuvre indigeste basée sur la mémoire d'une classe d'école nous a donné l'occasion d'en discuter avec l'auteur Michel Butor. Une séance unique dans l'histoire de mes études. Ce jour-là, une étudiante allémanique dont le nom ne me revient plus, - je garde toutefois son visage en mémoire - a démonté les articulations fondamentales de Degrés et démontré par une lecture originale la genèse de l'oeuvre à la grande surprise de l'écrivain. Butor en est resté éberlué. Il a appris d'une étudiante géniale comment il avait écrit Degrés. Je garde de Michel Butor le souvenir d'un monsieur toujours habillé en salopette comme un mécanicien, d'un ingénieur du texte à l'imaginaire débordant. Au cours d'une autre conférence, Butor affirma que la vraie littérature se trouve dans le "bottin téléphonique."
Pour nous expliquer le surréalisme, M. Roudaut a évoqué le passage chez lui à la maison en Grèce de Jacques Lacan. A l'époque, avait-il commenté, le confort était relativement modeste chez un professeur d'université. Lacan le matin s'est habillé d'un costume complet blanc et a mis des chaussures mocassin de couleur verte. Le Breton affectionnait particulièrement une veste de velours grise. Pour les séminaires, l'étudiant était tenu de lui faire parvenir une semaine avant le texte. Et trente-minutes avant l'exposé, M. Roudaut rencontrait le présentateur ou la présentatrice autour d'un café pour des remarques et des instructions. L'apprentissage auprès du maître suivait un rite demeuré inchangé pendant des années et menait à une véritable rédemption de l'étudiant.
Cet historien de l'art qui a maîtrisé, pas comme deux au monde, Baudelaire, Mallarmé, Flaubert, Proust et René Char pour lequel il a préfacé l'édition classique était surtout un savant pragmatique du terrain. A la question de savoir où il fallait puiser des noms pour son roman, il renvoyait aux pierres tombales des cimetières. Une mine inépuisable de noms en plus d'un lieu de méditation sur l'être et le monde.


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