Tchicaya U Tam’si : Renaissance à travers la trilogie romanesque Les cancrelats, Les méduses, Les phalènes{ 15-07-2015 - Congo }
Source : CEC
L’histoire littéraire se présente un peu comme un vaste cimetière où
beaucoup de voix, illustres en leur époque, finissent par s’estomper
définitivement. ...
Cependant, dans ce domaine où la mort définitive ne nous surprend
plus, la renaissance de tout auteur considéré comme majeur est un
événement qui mérite une forme de célébration : c’est le cas avec Gérald
Félix-Tchicaya (patronyme inventé par le père de l’auteur qui voulait
se distinguer des nombreux Tchicaya de sa région, donc qui avait ainsi
fondé la lignée des Félix-Tchicaya), dit Tchicaya U Tam’si, grand poète
et romancier congolais, né le 25 août 1931 à Mpili et mort le 22 avril
1988 à Bazancourt dans L’Oise. L’on ne remerciera jamais assez
l’essayiste et critique littéraire Boniface Mongo Mboussa qui a, pendant
plusieurs années, travaillé à rendre possible la réédition de l’œuvre
poétique et romanesque de cet auteur dont il est l’un des plus grands
connaisseurs, comme le prouve la très belle biographie qu’il lui a
consacrée (Tchicaya U Tam’si, le viol de la lune. Vie et œuvre d’un maudit,
Éditions Vents d’Ailleurs, mars 2014). Deux volumes déjà aux éditions
Gallimard, dans la collection « Continents Noirs » : le premier réunit
les recueils de poèmes de l’auteur, sous le titre J’étais nu pour le premier baiser de ma mère (2013), le deuxième regroupe ses trois grands romans sous le titre de La trilogie Romanesque. Les Cancrelats. Les méduses. Les phalènes,
paru cette année, avec un avant-propos d’Henri Lopes, son grand ami.
Boniface Mongo Mboussa, qui en a préparé l’édition, en signe aussi la
postface dans laquelle il donne quelques clés pour mieux comprendre les
poèmes et les romans de l’auteur : « Bien qu’ayant séjourné près de
quarante ans en France, Tchicaya U Tam’si n’a cessé de chanter sa terre
natale (…) À Henri Lopes qui, dans les années 70, l’invitait à rentrer
au pays, Tchicaya oppose cette boutade devenue célèbre : ‘‘Vous habitez
le Congo, le Congo m’habite’’ » (page 952). Et au postfacier de
poursuivre, à la même page : « Au fond, il a deux amours : le Congo et
Lumumba. L’un ne va pas sans l’autre. »
Dans la trilogie romanesque qui nous intéresse ici, on retrouve
surtout le Congo, une terre, une histoire, comme si l’immense écrivain U
Tam’si avait enfin répondu à une amicale injonction, celle du poète et
romancier haïtien René Depestre, alors fonctionnaire comme lui à
l’UNESCO. Ce dernier lui avait demandé de mettre fin à ses
« tchicayeries » pour parler, en romancier, du Congo, de son Congo,
celui qu’il portait en lui encore plus intensément depuis qu’il l’avait
quitté adolescent pour vivre en France.
Situons un peu ces textes dans le temps. Ils paraissent tous aux Éditions Albin Michel, Les cancrelats en 1980, Les méduses en 1982 et Les phalènes en 1984 (l’auteur publiera en 1987 un quatrième et dernier roman, Ces fruits si doux de l’arbre à pain,
aux Éditions Seghers). Comme presque tous les critiques l’ont souligné,
l’écrivain congolais, avec ses trois romans, ne s’était pas inspiré du
présent immédiat, contrairement à ce que faisaient beaucoup d’auteurs
africains dont des majeurs ; il avait choisi une exploration sur
plusieurs décennies de la société et de l’histoire du Congo avant les
indépendances, mais, le quatrième roman, Ces fruits si doux de l’arbre à pain, s’inscrit, comme dans la continuité, au cœur de la jeune nation postcoloniale.
Dans tous les cas, Tchicaya U Tam’si nous offre une fresque qui
résiste au temps. Abordons ces romans par leurs premières phrases.
Celles de Les Cancrelats nous donnent une idée de ce qui pourrait
nous attendre dans la suite, car d’emblée nous savons qu’un homme est
en train de revenir dans son pays avec ses deux enfants : « Le voyage
avait voûté le dos de Ndundu. Les épaules basses, il tournait en rond
devant la porte de sa cabine, jetant par moments un coup d’œil à
l’intérieur, où les enfants, ses deux enfants, étaient pétrifiés par
l’attente. Une fille et un garçon… assis près de deux malles cerclées et
d’un baluchon de toile grise ventru. ‘‘ - C’est ton pays, papa ?’’
questionna un crowman, qui disparut dans le branle-bas général, sans
attendre la réponse de sa question à Ndundu », p. 23. Les premières
phrases de Les méduses nous préparent à lire un texte construit
autour d’une rumeur, une entrée au cœur des croyances et de leurs
conséquences : « L’histoire que voici se passe à peu près à l’époque où,
disait-on, un Blanc parcourait de nuit le Village Indigène de
Pointe-Noire et qu’avec une baguette magique, il transformait hommes,
femmes, enfants et chiens en viande de corned-beef, communément appelée
singe. Or, bien que la majorité des habitants n’eût aucune répugnance à
consommer la chair du singe (macaque) – exquise – exquise boucanée – il y
eut un boycott total de toute viande en conserve », p. 389. Avec les
premières phrases de Les phalènes, nous saisissons immédiatement
le changement d’époque : « Maintenant qu’il y a l’état civil, l’enfant
qui naît aujourd’hui ne dira pas plus tard : je suis né, à ce que me
disaient mes vieux parents, l’année où l’indigénat a été supprimé ou
encore l’année de la troisième vogue de la robe charleston », p. 661.
Grâce à l’état civil de type occidental, nous pouvons savoir que « le
chef de la cellule du Parti Progressiste Congolais, Cellule Roi Makoko »
était Prosper Pobard, « né le 15 mars 1904 à Grand-Bassam, Côte
d’Ivoire, de Thomas Ndundu, tailleur, et de Marie-Antoinette Bouaga,
évolué de race vili », pp. 661-662. Et nous découvrons que ledit Prosper
Pobard était l’un des deux enfants, le garçon, que nous avions
rencontrés dans les premières phrases de Les Cancrelats, l’un des deux enfants qui voyageaient avec leur père Thomas Ndundu, lequel père revenait dans son pays.
La trilogie couvre plus d’un demi-siècle, du début du 20e siècle à la veille de l’indépendance du Congo, 1960. De Les cancrelats où nous découvrons la vie du petit Prosper Pobard et de sa sœur Sophie jusqu’à Les phalènes, roman qui nous plonge dans la carrière politique du même Prosper Pobard adulte, en passant par Les méduses,
texte qui, à partir de la rumeur, prend la structure d’un polar, et
surtout, nous familiarise avec les ressorts spirituels d’un peuple en
situation, nous avons surtout le bonheur de voyager au cœur de
l’Histoire, sans qu’il s’agît ici de romans historiques à proprement
parler. En parler, c’est surtout tenter de donner envie de lire ou de
relire Tchicaya U Tam’si, le romancier, sans oublier de se nourrir du
poète, immense, qu’il a été et demeure par-delà sa vie déjà derrière
nous.