5 sept. 2015

Tchicaya U Tam'si (1931-1988)

Tchicaya U Tam’si : Renaissance à travers la trilogie romanesque Les cancrelats, Les méduses, Les phalènes{ 15-07-2015 - Congo }
Source : CEC
Une chronique littéraire de Sami Tchak
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L’histoire littéraire se présente un peu comme un vaste cimetière où beaucoup de voix, illustres en leur époque, finissent par s’estomper définitivement. ...
Cependant, dans ce domaine où la mort définitive ne nous surprend plus, la renaissance de tout auteur considéré comme majeur est un événement qui mérite une forme de célébration : c’est le cas avec Gérald Félix-Tchicaya (patronyme inventé par le père de l’auteur qui voulait se distinguer des nombreux Tchicaya de sa région, donc qui avait ainsi fondé la lignée des Félix-Tchicaya), dit Tchicaya U Tam’si, grand poète et romancier congolais, né le 25 août 1931 à Mpili et mort le 22 avril 1988 à Bazancourt dans L’Oise. L’on ne remerciera jamais assez l’essayiste et critique littéraire Boniface Mongo Mboussa qui a, pendant plusieurs années, travaillé à rendre possible la réédition de l’œuvre poétique et romanesque de cet auteur dont il est l’un des plus grands connaisseurs, comme le prouve la très belle biographie qu’il lui a consacrée (Tchicaya U Tam’si, le viol de la lune. Vie et œuvre d’un maudit, Éditions Vents d’Ailleurs, mars 2014). Deux volumes déjà aux éditions Gallimard, dans la collection « Continents Noirs » : le premier réunit les recueils de poèmes de l’auteur, sous le titre J’étais nu pour le premier baiser de ma mère (2013), le deuxième regroupe ses trois grands romans sous le titre de La trilogie Romanesque. Les Cancrelats. Les méduses. Les phalènes, paru cette année, avec un avant-propos d’Henri Lopes, son grand ami. Boniface Mongo Mboussa, qui en a préparé l’édition, en signe aussi la postface dans laquelle il donne quelques clés pour mieux comprendre les poèmes et les romans de l’auteur : « Bien qu’ayant séjourné près de quarante ans en France, Tchicaya U Tam’si n’a cessé de chanter sa terre natale (…) À Henri Lopes qui, dans les années 70, l’invitait à rentrer au pays, Tchicaya oppose cette boutade devenue célèbre : ‘‘Vous habitez le Congo, le Congo m’habite’’ » (page 952). Et au postfacier de poursuivre, à la même page : « Au fond, il a deux amours : le Congo et Lumumba. L’un ne va pas sans l’autre. »
Dans la trilogie romanesque qui nous intéresse ici, on retrouve surtout le Congo, une terre, une histoire, comme si l’immense écrivain U Tam’si avait enfin répondu à une amicale injonction, celle du poète et romancier haïtien René Depestre, alors fonctionnaire comme lui à l’UNESCO. Ce dernier lui avait demandé de mettre fin à ses « tchicayeries » pour parler, en romancier, du Congo, de son Congo, celui qu’il portait en lui encore plus intensément depuis qu’il l’avait quitté adolescent pour vivre en France.
Situons un peu ces textes dans le temps. Ils paraissent tous aux Éditions Albin Michel, Les cancrelats en 1980, Les méduses en 1982 et Les phalènes en 1984 (l’auteur publiera en 1987 un quatrième et dernier roman, Ces fruits si doux de l’arbre à pain, aux Éditions Seghers). Comme presque tous les critiques l’ont souligné, l’écrivain congolais, avec ses trois romans, ne s’était pas inspiré du présent immédiat, contrairement à ce que faisaient beaucoup d’auteurs africains dont des majeurs ; il avait choisi une exploration sur plusieurs décennies de la société et de l’histoire du Congo avant les indépendances, mais, le quatrième roman, Ces fruits si doux de l’arbre à pain, s’inscrit, comme dans la continuité, au cœur de la jeune nation postcoloniale.
Dans tous les cas, Tchicaya U Tam’si nous offre une fresque qui résiste au temps. Abordons ces romans par leurs premières phrases. Celles de Les Cancrelats nous donnent une idée de ce qui pourrait nous attendre dans la suite, car d’emblée nous savons qu’un homme est en train de revenir dans son pays avec ses deux enfants : « Le voyage avait voûté le dos de Ndundu. Les épaules basses, il tournait en rond devant la porte de sa cabine, jetant par moments un coup d’œil à l’intérieur, où les enfants, ses deux enfants, étaient pétrifiés par l’attente. Une fille et un garçon… assis près de deux malles cerclées et d’un baluchon de toile grise ventru. ‘‘ - C’est ton pays, papa ?’’ questionna un crowman, qui disparut dans le branle-bas général, sans attendre la réponse de sa question à Ndundu », p. 23. Les premières phrases de Les méduses nous préparent à lire un texte construit autour d’une rumeur, une entrée au cœur des croyances et de leurs conséquences : « L’histoire que voici se passe à peu près à l’époque où, disait-on, un Blanc parcourait de nuit le Village Indigène de Pointe-Noire et qu’avec une baguette magique, il transformait hommes, femmes, enfants et chiens en viande de corned-beef, communément appelée singe. Or, bien que la majorité des habitants n’eût aucune répugnance à consommer la chair du singe (macaque) – exquise – exquise boucanée – il y eut un boycott total de toute viande en conserve », p. 389. Avec les premières phrases de Les phalènes, nous saisissons immédiatement le changement d’époque : « Maintenant qu’il y a l’état civil, l’enfant qui naît aujourd’hui ne dira pas plus tard : je suis né, à ce que me disaient mes vieux parents, l’année où l’indigénat a été supprimé ou encore l’année de la troisième vogue de la robe charleston », p. 661. Grâce à l’état civil de type occidental, nous pouvons savoir que « le chef de la cellule du Parti Progressiste Congolais, Cellule Roi Makoko » était Prosper Pobard, « né le 15 mars 1904 à Grand-Bassam, Côte d’Ivoire, de Thomas Ndundu, tailleur, et de Marie-Antoinette Bouaga, évolué de race vili », pp. 661-662. Et nous découvrons que ledit Prosper Pobard était l’un des deux enfants, le garçon, que nous avions rencontrés dans les premières phrases de Les Cancrelats, l’un des deux enfants qui voyageaient avec leur père Thomas Ndundu, lequel père revenait dans son pays.
La trilogie couvre plus d’un demi-siècle, du début du 20e siècle à la veille de l’indépendance du Congo, 1960. De Les cancrelats où nous découvrons la vie du petit Prosper Pobard et de sa sœur Sophie jusqu’à Les phalènes, roman qui nous plonge dans la carrière politique du même Prosper Pobard adulte, en passant par Les méduses, texte qui, à partir de la rumeur, prend la structure d’un polar, et surtout, nous familiarise avec les ressorts spirituels d’un peuple en situation, nous avons surtout le bonheur de voyager au cœur de l’Histoire, sans qu’il s’agît ici de romans historiques à proprement parler. En parler, c’est surtout tenter de donner envie de lire ou de relire Tchicaya U Tam’si, le romancier, sans oublier de se nourrir du poète, immense, qu’il a été et demeure par-delà sa vie déjà derrière nous.
Tchicaya U Tam’si, La trilogie romanesque. Les cancrelats. Les méduses. Les phalènes. Œuvres complètes, II, Éditions Gallimard, collection « Continents Noirs ». Avant-propos d’Henri Lopes. Éditions postfacée et préparée par Boniface Mongo Mboussa, 959 pages, 20€

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