8 janv. 2017

Le temps

Louis Lavelle affirmait que le passé, c'est l'avenir de l'avenir. L'écoulement du temps est tellement fluide qu'il oblige l'eau à couler en aval sans jamais revenir en amont. Il m'est arrivé très souvent d'ignorer le temps, surtout dans mes relations avec les plus jeunes. Lorsque j'étais au petit séminaire, des personnes de mon entourage immédiat m'appelait "Monsieur l'abbé", même du temps de l'authenticité de Mobutu. Pour se conformer à la loi portant sur le changement des noms, on parlait de "Citoyen abbé", "Révérend abbé" ou simplement "Abbé". Un de mes frères voyait en moi des traits du Père Everard Leferink qui fut notre broussard à Mutoni. Des gens voyaient déjà dans mes attitudes des traits de prélat. Avec mon entrée au grand séminaire, le titre se confirmait, cependant nos courriers portaient encore le titre de "Citoyen". Quant aux petits séminaristes, ils nous appelaient déjà "abbés". Le titre se colla davantage à ma personne après la vêture et lors de la régence à Kalonda en 78-79. Cette année-là aussi, j'appris l'expression de "Pieux Laïc" de la bouche de Mgr Biletsi, évêque d'Idiofa d'heureuse mémoire. 
Dans ma conscience, j'ai toujours eu conscience d'avoir brûlé des étapes, vu la vénération et le respect assignés à ce prestigieux titre. Des ouvriers jadis connus comme aînés s'inclinaient à mon passage. Mes proches parents et amis s'accommodaient aisément de cette appellation, causant une certaine distance dans nos relations. Que des complexes d'infériorité causées à des personnes à l'étalage de ce titre. Bien des années plus tard, sur une intervention suggérant qu'il finisse d'abord ses études avant d'être reconnu "Docteur", un cousin alors étudiant en médecine me fit remarquer: "Mais Yaya, nous t'appelions Monsieur l'abbé depuis que tu étais au CO." 
La semaine passée, j'ai eu le plaisir de saluer le Dr Zola Nlandu. Zola, c'est le fils de mon collègue et frère Prof. Nlandu Mamingi. Après les accolades, je me suis pressé de dire spontanément: "Dois-je aussi t'appeler Dr? T'appelle-t-on aussi Dr? Si je tombe malade, dois-je venir chez toi me faire consulter et soigner? Etc. " Bien sûr qu'on en a ri. Un ka-petit que j'ai vu grandir, aller à l'école primaire, le voilà médecin depuis deux ans déjà. Il est installé aujourd'hui aux Etats-Unis. En fait, j'ai voulu arrêter le temps au lieu de regarder le présent. Quoiqu'on en ait ri, cela traduit une attitude de beaucoup d'adultes vis-à-vis des plus jeunes, de leurs progénitures.
Il m'est arrivé de considérer mes anciens élèves comme tels alors qu'ils ont atteint des positions importantes dans la vie politique, religieuse ou sociale. Il m'est arrivé de me croire encore supérieur à des cadets que j'ai vus grandir alors que l'échelle sociale les a propulsés à des postes de responsabilité. Il m'arrive encore de reconsidérer mes frères et soeurs comme du temps où nous vivions encore sous le même toît familial. Je crois que cette attitude est due à ma culture traditionnelle qui voue un respect indiscutable aux "aînés", où le droit d'aînesse est reconnu comme un privilège inaliénable. Le "kimbutisime" comme aurait dit le philologue Charles Kapende, maître en symbiose de l'apothéose. Mais avec le temps; ces cadets, ces frères et soeurs, sont devenus époux et épouses, pères et mères de famille. En fait, tout se joue essentiellement dans ma tête. En fait, le temps change, le monde change, les individus changent également. Pour marquer ce changement de temps, j'aime répéter aux miens: "Nous sommes avec le temps devenus nous-mêmes nos propres pères et mères: aimons-nous, entraidons-nous."

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